Je me repasse les mots du doc en me dirigeant vers sa chambre. Extraction de la balle, fracture de l’omoplate, immobilisation pendant quinze jours — merci la tech de thérapie cellulaire qu’on a récupérée à prix d’or aux rebuts de l’hosto du coin —, pas de séquelles. Le tout balancé avec un flegme dépassionné qui m’a donné envie de lui foutre mon poing dans la gueule.
Je ne suis pas cohérent, je le sais. Pour n’importe qui d’autre, je me contenterais d’être soulagé que ce ne soit pas plus grave. Et préoccupé de comment je vais résoudre ce merdier avant qu’on ne se retrouve rayés de la carte. Sauf que c’est Eli, et que ça fait fondre tous mes neurones dès qu’il se casse un ongle. Pas pour rien que les gars bitchent sur nous alors qu’on n’a jamais rien fait de plus hot que partager une bière sur mon canap. Ce crétin est probablement le seul du gang, si ce n’est pas du quartier, à ne pas savoir que j’en pince pour lui.
J’arrive à la porte de sa piaule, me retiens au dernier moment de frapper. Décidément, je ne m’y ferai jamais. J’ouvre avec la sensation d’être un sale con de le déranger alors qu’il s’est fait charcuter il y a deux heures, mais il faut que je lui parle.
Un mouvement agite le lit et la lumière s’allume, me donne une vue bien trop précise de son regard groggy et de ses traits tirés. Il se redresse avec une grimace avant que j’ai le temps de lui signer de ne pas bouger. Pas sûr qu’il m’aurait écouté, de toute façon.
— Toi, ça va ?
Ma question lui tire un truc entre le sourire et la grimace, et je me demande si j’ai pas encore fait un contresens. Même si ce serait franchement abusé, sur une phrase aussi simple.
— Ai un sal gueul à ce poi ?
J’ignore les défauts de prononciation et le manque perturbant d’inflexion, hausse un sourcil interrogatif qui me vaut un nouveau sourire amusé. Il renonce aux mots, signe la suite de la main droite, l’autre bras fixé à son torse par une attelle.
— Tu signes seulement quand je suis mourant, ça m’inquiète.
— T’es con.
Ma réponse automatique lui tire un de ces fameux rires sonores et désincarnés qui me collent toujours un frisson parce que… le type est capable de se glisser comme une ombre derrière un gars entraîné et de l’égorger presque sans un bruit, mais quand il rit ça fait comme si on jouait de la batterie sur des casseroles. Et je ne crois pas qu’on soit censé kiffer un son aussi dysharmonieux.
Il s’arrête d’un coup, avec une crispation soudaine et une inspiration sifflante. Bien sûr. Je jette un œil à la piaule, mais aucune chaise s’est matérialisée depuis la dernière fois. J’hésite trop longtemps, finis par me traiter d’abruti et venir m’asseoir au pied du lit. Je l’interroge, en détachant juste un peu trop les mots, parce qu’il a vraiment une tête à faire peur. Et il a plus de mal à lire quand il est fatigué.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
— Je crois que j’ai vu un truc que j’aurais pas dû. Le type sur la photo, il causait avec des Lames.
Bordel de merde ! Pas étonnant que le gars se soit lancé après lui. Les Lames et les Dragons sont ennemis, il n’y a aucune raison logique pour que ce mec, qui n’est pas un négociateur, se soit retrouvé à leur faire la causette. Ou plutôt, il n’y en a qu’une. Et ça sent franchement la merde pour notre gueule.
— Boss.
Je reviens sur Eli, qui me dévisage avec un froncement de sourcils attentif.
— Il est avec les Dragons.
J’ai pas besoin de lui faire un dessin, il percute aussitôt le problème.
— Ça ne va pas plaire à la reine.
— Il faudrait déjà qu’elle nous croie. C’est son favori, et ta photo ne permet pas d’identifier les deux autres. Lui balancer l’info comme ça, c’est un coup à se prendre un retour de bâton du genre violent.
Et c’est sans compter l’avis de recherche qui court toujours sur sa gueule, et qui ne va pas disparaître comme ça.
— Qu’est-ce que tou ne dis pas ?
La voix lente me ramène sur lui. Je crache un soupir, parce que j’avais pas l’intention de lui en causer. Ou pas tant qu’il ne serait pas un minimum en état. Mais ce mec a une fâcheuse tendance à lire sur ma gueule comme si c’était une émoji.
— Les Lames m’ont fait une offre, pour te récupérer. Je les ai envoyés se faire foutre. Ce qui veut dire qu’on doit s’attendre à une attaque.
Il grimace, puis fait mine de se lever aussi sec. Je l’arrête d’une main douce sur son bras, signe pour bien faire passer le message.
— Pas de trace d’eux pour l’instant. Dors, je te réveille dès que ça bouge.
Il pince les lèvres, indécis. Finis par signer un « Tu promets ! » décidé.
— Je promets.
*
Quelque chose me sort du sommeil. La douleur dans mon épaule, l’odeur rassurante de ma chambre… la lumière allumée. Ça veut dire alerte. Je me redresse. La décharge dans mon dos me tire une grimace, me rappelle que je suis à moins de cinquante pour cent de mes capacités. Ça va être fun, putain. Boss se tient dans l’entrée, en full équipement de combat. Il signe dès que je croise son regard, visage fermé et gestes trop secs.
— Tu es dans quel état ?
— Je peux tenir un flingue.
— Bien. On est encerclés, ils sont trop nombreux. Les gars vont lancer une diversion. Toi et moi, on se faufile par-derrière pour aller voir la Reine.
Je cille, choqué. Parce que… parce que pour que le boss se barre en abandonnant ses hommes… c’est que la situation est désespérée. Et c’est pas vraiment surprenant, en fait. On est tolérés par les géants du coin, faut croire que c’est plus simple de nous laisser mener notre petit business que de se taper une guerre pour savoir qui récupérera le quartier après notre disparition. Mais si les Lames ont décidé de nous décimer, y a que les Dragons qui ont la puissance de feu pour les arrêter.
— OK.
Je m’assois au bord du lit, prends le temps de gober une demi-dose de morphine, histoire d’être à peu près opérationnel, récupère la lentille connectée qui trempe dans sa solution et la glisse sur mon œil. Je retire l’attelle qui maintient mon bras pendant que le truc s’initialise, les dents serrées. Putain, je vais dérouiller, mais il est hors de question que j’aille en zone de combat avec un bras bloqué.
Un mouvement dans la pièce me fait relever les yeux d’instinct et je tombe sur le boss qui me tend ma veste, prête à enfiler. Ouais. Pour une fois je ne vais pas refuser le coup de main. Je me retrouve couvert de sueur avant d’avoir fini de m’harnacher et Boss prend le temps de me dévisager une longue seconde avec un air chagriné. Mais il ne dit rien, se contente de me tourner le dos pour rejoindre le garage. La situation doit être putain de critique.
Je le suis, me glisse derrière lui sur sa bécane en calant mon bras blessé entre nos deux corps. Un mouvement sec et l’engin se met à vibrer entre mes cuisses. Je me connecte au chan du gang, suis les gars qui viennent d’avoir le feu vert et lancent l’assaut. Des images prises de leurs lentilles me donnent une idée bien trop moche de la situation. Nos flingues dégomment à distance les quelques ennemis insuffisamment protégés. Puis ces connards se foutent à couvert, nous laissent gaspiller nos munitions. Un avertissement on-line court sur notre réseau, prévient les gars que ça va péter.
Je sens le sol trembler sous la moto. Les images confirment qu’on a défoncé au moins un blindé. Puis c’est le retour de tirs, et les premiers pseudos qui virent au rouge. La tension dans le dos de boss m’avertit qu’il suit nos pertes avec autant d’attention que moi.
Je switche sur les caméras de la porte arrière, là où on est. Quelques Lames tiennent l’entrée en joue, bien planqués derrière des bagnoles. Je reserre ma prise autour de la taille du patron au moment où une explosion dégage l’espace devant la caméra. Il rentre la béquille d’un coup de pied. La porte s’ouvre et on jaillit à l’air libre au milieu d’un nuage de fumée. Les cam infrarouges de nos drones le percent, et les engins tirent sur les ennemis pour couvrir notre fuite. Je me coule contre le dos de Boss et colle à ses mouvements pendant qu’il slalome entre les obstacles, passe dans une rue perpendiculaire, vire sec dans une autre. La fumée se dissipe, nous permet de respirer à nouveau. Pendant ce temps, d’autres pseudos virent au rouge.
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