La réponse courte est « non », bien sûr. Mais en préparant l’article de ce mois-ci, je me suis justement pris les pieds dans les miens sans m’en rendre compte. Alors, j’ai décidé de parler un peu de ça.
À la base, je voulais vous parler d’un roman que j’ai adoré lire. Bien sûr, j’ai tiqué un peu en réalisant que tous les persos étaient noirs alors que je sais l’auteurice blanc. Mais bon, c’était un tic discret, en mode « Je n’aurais pas osé me lancer là-dedans, trop de risque de faire de la merde. Mais iel ? Je suppose qu’iel a géré. »
Spoiler alert : vu les retours des lecteurices concernés, iel n’a pas si bien géré que ça.
Représentation ou appropriation ?
La question est très vaste et pas seulement limitée à la couleur de peau. C’est un sujet qui pourrait me concerner, puisque je suis une femme non hétéro et neuroatypique. Et bien sûr, c’est aussi un sujet qui me concerne en tant qu’auteurice.
Tout d’abord, quelques définitions pour bien comprendre de quoi on parle :
Représentation : Fait de voir apparaître dans les médias, la sphère politique ou l’art ; des personnes appartenant à des groupes sociaux minoritaires (généralement opprimées).
Appropriation culturelle : Utilisation d’éléments matériels ou immatériels d’une culture par les membres d’une autre culture, le plus souvent avec une connotation d’exploitation et de domination. Ça concerne le pillage des œuvres d’art des colonies par les occidentaux (musées inclus), mais aussi le fait de gagner de l’argent sur des éléments culturels « à la mode » venus de cultures exploitées, pillées ou décimées par les occidentaux (culinaire, art, mode, etc…).
Own voice : Le fait pour un.e artiste appartenant à une minorité (LGBT, racisé, handi, etc) d’écrire ou représenter des personnages ou sujets liés à sa propre minorité.
Alors… ce n’est pas le thème de l’article en question, mais je voulais juste soulever le fait que les représentations « non own-voice » n’est pas un sujet qui fait consensus. Comme dans tout groupe politisé, les opinions divergent au sein même des groupes minoritaires concernés. J’ai entendu des personnes racisées réclamer plus de représentation, d’autres refuser toute représentation non own-voice. Il y a beaucoup à dire sur le sujet et je comprends les deux positions.
Et en tant qu’artiste, il faut bien faire ses propres choix à partir de là. Mon choix personnel a été, et sera sans doute toujours, d’opter pour la représentation. Je vis dans une ville très cosmopolite. Et c’est une des choses que j’aime profondément dans ma ville : cette diversité de cultures, de langues, de couleurs de peau, d’habits, que je peux croiser dans la rue. À ce titre, je ne me verrais pas écrire des romans où la totalité des personnages sont blancs, comme je ne verrais pas écrire des romans où la totalité des personnages sont cisgenres et hétéros.
Mais il y a une limite, pas toujours tangible et si bien délimitée que ça, entre représenter et s’approprier. Et il y a des risques et des difficultés inhérents au fait d’incarner un personnage subissant des oppressions et vivant une culture qui nous est inconnue. Tout comme il y a des difficultés à écrire un astrophysicien quand on n’y connaît absolument rien en astrophysique. Mais sur le sujet des minorités ? Des personnes sont opprimées, discriminées, tabassées et tuées dans la vraie vie à cause de ça. Et c’est donc d’autant plus important de faire les choses bien, et de ne pas mettre de sel sur des blessures déjà à vif. Parce que clairement, je n’écris pas pour faire du mal à mes lecteurices (et je pense que c’est pareil pour la majorité des artistes).
Biais émotionnels et biais de nuance :
Revenons à l’expérience de lecture qui m’intéresse.
Bien sûr, j’ai tiqué en entamant le roman. Seulement, j’avais confiance en l’auteurice. Voir même, j’avais un biais très positif en sa faveur : je l’apprécie énormément d’un point de vue personnel et je lui voue une admiration sans bornes d’un point de vue artistique. Si iel avait fait ce choix de représentation, c’était probablement de manière éclairée.
Et puis… sans me prononcer de prime abord, j’ai poursuivi ma lecture. Et je me suis laissée emporter. Parce qu’il faut le dire : sa plume, ses thèmes et ses personnages me touchent toujours énormément. J’ai admiré l’incroyable harmonie entre le style, l’univers et les personnages. Je me suis laissée bluffer par les intrigues imbriquées, moi qui ne sais pas écrire d’intrigue. J’ai été emportée parce qu’iel sait très bien faire ça avec moi : m’emmener très loin de ce que j’aime et me le faire aimer quand même.
Et parce qu’il n’y avait pas de racisme franchement explicite, je n’ai pas vu. Parce qu’il n’y avait pas de personnages blancs, je n’ai pas tiqué sur l’insidieux « critère esthétique » lié à la couleur de peau. Ce n’était pas du racisme, puisque tous les personnages étaient noirs, pas vrai ? Ou plutôt, ce n’était pas un racisme franc et décomplexé, facile à identifier et à critiquer. C’était plus nuancé que ça. Et parce que je ne suis pas concernée, je suis passée à côté. Il y a des textes et des œuvres d’art qui sont outrageusement problématiques. Et puis, il y a ceux où l’auteurice a tenté de bien faire et ne s’est pas rendu compte. Peut-être (sans doute) qu’un jour, ce sera le cas l’un de mes textes.
Marcher au bord du gouffre
C’est le risque, je suppose. Quand on veut représenter, quand on veut explorer les dynamiques sociales dans leur complexité, leur cosmopolitisme, leur intersectionnalité. Parce que parfois, le racisme est insidieux et très difficile à voir quand on n’est pas concerné.
Parce que c’est facile, de s’inspirer de cultures existantes sans en comprendre les éléments profonds, les blessures anciennes et les cicatrices générationnelles. Parce que c’est facile, de détourner un handicap ou une source d’oppression pour le relier à la magie afin de le traiter de manière plus « glamour » et moins frontale. J’ai pesté comme jamais en lisant une BD qui traitait du trouble dissociatif de l’identité, justement à cause de ça.
Le pas de côté d’un univers inventé semble nous protéger. On pense que ça nous aide à ne pas tomber dans le piège des oppressions culturelles, des héritages colonialistes et des politiques actuelles du vrai monde. Mais nous n’inventons jamais à partir de rien. Et ce pas de côté censé nous empêcher de nous vautrer dans une oppression existante va peut-être nous faire trébucher sur une racine culturelle que nous ne saurons pas voir. Et ce sera pire.
Je sais que je me ferais avoir un jour. Ça m’est déjà arrivé plusieurs fois, en fait. Souvent, quelqu’un a été là pour me dire « Attention, là c’est grave touchy sur ce point, tu es sûre de vouloir faire ça ? ». Ou alors, le roman ne s’est pas vendu assez pour qu’un.e lecteurice soulève le point problématique (coucou Spirites).
Pour autant, je ne veux pas écrire de littérature blanche (le genre littéraire et la blanchité des persos). Alors, je vais devoir continuer à faire attention, continuer à écouter les concernés, continuer à chercher des Sensitivity Readers. Et oui, en tant qu’autrice sans succès, payer moi-même un SR risque de me couter plus cher que ce que le roman me rapportera (s’il est publié un jour). Mais le but, ce n’est pas vraiment de protéger ma sensibilité (exacerbée) ou ma carrière (inexistante) des critiques. Le but : c’est d’écrire des romans qui respectent mes valeurs, qui respectent les gens, et qui font du bien et pas du mal.